Il ne faut pas aborder Les Limaces Avaient Tout Compris comme on le ferait avec un roman standard. L'intrigue ne possède pas vraiment de grandes péripéties au delà de l'évènement initial, les dialogues prennent la majorité de l'espace narratif et sont sous forme de conversations sociologiques, et il y a des problèmes de cohérence dans la façon dont le changement de genre est défini, et dans les conséquences qui résultent de cet évènement. En attendre un récit classique serait cependant nier les forces de ce texte. En effet, très vite, on comprend que la volonté de l'auteure est celle de la présentation d'une utopie où les genres sont tout à fait bouleversés et un nouvel ordre sociétal s'impose. Alice, jeune femme bien dans sa tête mais mal dans son monde, et vaillante guerrière contre le patriarcat, se réveille un matin en ayant récupéré tous les attributs masculin dans la nuit. Très vite, elle se rend compte qu'elle n'est pas la seule, et qu'une lame de fond s'est abattue sur le monde et va rebattre les cartes des inégalités liées au genre. Garçons en filles, filles en garçons, bientôt, la société prend un second souffle et commence à oeuvrer en faveur d'un monde plus égalitaire. La plus grande force de ce récit, c'est sans conteste la densité du propos sociologique, et le flot constant d'idées et de manières de changer des injustices historiques. L'auteure est visiblement passionnée d'histoire, et elle truffe son récit d'anecdotes et de petits exemples de la façon dont la femme était traitée au travers des âges. Au fur et à mesure de la progression du texte, qui fait le constat des réactions, petites et grandes, à ce changement brutal qui transforme la plupart des hommes en femmes, et la plupart des femmes en hommes, l'auteure tente de dépeindre une utopie égalitaire qui n'a pas peur de prendre à bras le corps ses institutions les plus problématiques et les envoyer valser. Il règne dans la plupart du roman comme un vent de soudaine légèreté, de liberté, presque. En plus de toutes les idées vouées à changer le système, la ville redevient lieu de vie pour tous, et les consciences écologiques vont avec. Naturellement, l'examen des poids réels qui tirent la société vers le bas est exhaustif, depuis le règne destructeur du capitalisme jusqu'à tous les prédateurs qui ont jalonné l'histoire et la culture et n'ont jamais été sanctionnés malgré une connaissance source de leurs actions. L'auteure fait un travail impressionnant sur le plan des faits. Cependant, le roman manque malheureusement de subtilité. Par une peinture biaisée de presque tous les personnages masculins, on perd une forme d'objectivité qui servirait pourtant le propos. Ils sont tous plus ou moins engoncés dans un statut revendiqué de profit du système, et même si grossir le trait est nécessaire au propos de fond, gommer cet aspect pourrait permettre de soulager l'effet manichéen. Il y a aussi quelques problèmes de cohérence, par exemple dans la façon dont le changement s'opère, ou dans l'omission de faits d'une page sur l'autre (la situation de vente des produits frais et de grande consommation est présentée comme critique, avant de permettre néanmoins aux personnages d'aller manger trois plats dans un restaurant Indien). Ce ne sont que des détails, mais il peuvent altérer l'adhésion générale au récit. Il faut toutefois louer l'importance et la précision de l'utopie proposée, et la vision puissante de la société revue et corrigée. Il y a là un travail pointilleux et précis, même si certains raisonnements peuvent être débattus. Comme le plus gros du récit est placé sur l'importance des dialogues (facilement 60% du texte total), le rythme est assez dense. Par les réflexions incarnées tour à tour par Alice, par ses amies, par son père, par sa mère, par ses colocataires, l'auteure examine de nombreux aspects dans lesquels l'inégalité des sexes est inscrite, et dont on ne prend pas forcément conscience. Pour finir, Les Limaces Avaient Tout Compris est un récit important, et qui mérite qu'on s'y attarde dans l'optique d'une prise en compte des changements nécessaires pour faire bouger les choses. On pardonnera les défauts au profit de ses grandes qualités.