Quête identitaire poignante sur fond de passage à l'âge adulte.
Si l'on se fie au résumé de ce roman, on peut craindre la revisite d'un thème élimé et ultra-exploité par l'art et la littérature. C'est bien tout le contraire que Coralie Fuentes propose ici, en prenant à bras le corps les thèmes complexes de la quête d'identité, des secrets de famille, et du passage de l'enfance à l'âge adulte, et en les traitant de la façon la plus délicate, sensible, mais aussi riche et puissante possible. En lieu et place d'une série de lieux communs, on voyage dans une histoire très dense, très belle, très triste aussi, et qui peut se vanter de savoir capter la psychologie de ses personnages quasiment à la perfection.
Anna est petite fille quand ses parents lui apprennent qu'elle n'est pas la fille biologique de l'homme qui l'a élevée. D'abord sous le choc, elle essaie de se construire avec ce trou béant pour racines, et essaie de mener sa vie d'enfant, d'adolescente, puis de jeune femme tout en cherchant désespérément à combler ce manque. Elle va tenter de tracer son propre chemin en accord avec qui elle est, sans vraiment être certaine de pouvoir tout à fait le savoir.
Où fleurissent les coquelicots est un roman stupéfiant par beaucoup d'aspects. Tout d'abord, par son engagement à croquer la vie d'Anna sur une longue période. Contrairement à bien des coming of age qui se concentrent sur une année au maximum, Coralie décide ici de poser son héroïne sur la période délicate qui emmène une enfant vers les prémices de sa vie d'adulte et de femme. Les étapes que tout être traverse plus ou moins sont toutes passées, mais elles le sont avec une véritable originalité dans le traitement.
En effet, à de nombreuses reprises, les grands moments de la vie d'Anna sont transcrits pour le lecteur par les mots de l'héroïne, presque comme un journal intime, mais l'autrice prend le parti tout à fait particulier, rare et précieux, d'observer ces moments de l'autre côté du miroir, et de proposer une double lecture des grandes émotions-positives et négatives-de la jeune femme. Aussi, au lieu de seulement se contenter des sentiments parfois contradictoires de son personnage, Coralie Fuentes a le courage de les poser parfois en opposition, et de faire une analyse fine de l'adage "il y a toujours deux versions à une histoire". Anna devient alors personnage secondaire dans sa propre vie, et le lecteur apprend alors à donner de l'ampleur aux autres facettes qui sont racontées.
L'autrice prend le parti de faire un roman essentiellement chronologique, avec ses passages dans le passé pour remettre certaines situations dans le contexte initial. Là où on pourrait craindre une forme de routine, de lassitude, c'est tout le contraire qui s'installe, par un choix minutieux de l'autrice qui ne raconte pas toute la vie d'Anna, mais décide de faire une sorte de capture façon album photo de certains moments charnières, ou plutôt, étant donnée la très belle capacité de Coralie a faire des descriptions sensibles et fortes, un album vidéo.
Assurément, l'environnement d'Anna est dépeint avec des champs lexicaux riches, un style fourni et qui s'attarde sur les détails sans jamais trop en faire, et surtout, le style général de l'autrice, très nuancé, permet de parcourir ces moments du roman sans jamais être noyé par un trop-plein. En outre, tout est perçu par les sens d'Anna : elle transcrit les odeurs, les goûts, les sons, le toucher et la vision pour faire un monde en quatre dimensions. C'est réaliste, vivant, facile à se représenter, et c'est un conduit efficace d'émotions.
Très vite, le lecteur se rend compte que l'autrice ne se contente pas de raconter une quête d'identité, mais aussi les dégâts profonds qu'une famille très imparfaite font sur une jeune femme en pleine construction. Anna est l'aînée d'une famille de trois, enfant d'un divorce, et elle subit l'immense pression de la parentification que son entourage fait peser sur elle. Elle passe, en définitive, plus de temps à être une petite maman qu'à être une enfant. Dotée d'une intelligence affûtée par un amour de la littérature, et une maturité forcée sur ses jeunes épaules, Anna a une vision du monde en avance sur son âge. Si, au début du roman, on peut craindre que le style ne soit pas tout à fait adapté, parce qu'Anna ne parle pas forcément comme une enfant d'une dizaine d'années dans les premiers chapitres, on se rend compte que ce n'est pas une négligence de Coralie Fuentes, mais bel et bien un parti pris destiné à illustrer le premier drame de la vie de l'héroïne : elle est privée de son innocence et devient responsable trop vite.
Il y a aussi un axe très intéressant qui explore les influences diverses que les adultes peuvent subir, de gré ou de force. Aussi capte-t-elle l'inquiétante aura du groupe Perception Artistique, qui, en plus de faire prendre des décisions problématiques aux parents, va priver Anna d'un réel soutien psychologique de qualité. Très intuitive, Anna comprend rapidement que quelque chose cloche, et loin des écueils fatigués des relents sectaires diabolisés pour les rendre terrifiants, Coralie génère l'inquiétude et la peur de cet organisme par une capture au réel, par le biais de la souffrance de son héroïne.
Sa façon de réagir quand elle réalise, en grandissant, qu'il y a un réel problème et que ses parents subissent l'emprise d'une secte fait d'elle une héroïne presque au sens classique du terme. Elle prend le monde sur ses épaules, et elle impose sa décision de ne pas se laisser dépasser et de sauver ce qu'elle peut, comme elle le peut, sans se laisser impressionner par les institutions, ou le status quo. Elle dégage une force qui transparaît au travers des lignes.
A de nombreuses reprises, le coeur du lecteur est serré dans un étau extraordinairement efficace. Certains évènements traversés par notre héroïne sont d'une telle brutalité, d'une injustice notoire, qu'on se surprend à avoir peur pour elle, ou à laisser échapper une larme de vraie tristesse. Cependant, même quand elle fait face à l'atroce brutalité de la police, à la bêtise dont le sexe masculin est capable, ou à l'exploitation de sa jeunesse par un employeur, jamais elle ne s'inscrit comme étant une victime. C'est un axe très fort. Tel un roseau, elle plie, mais elle ne se brise jamais, ce qui une fois encore souligne la force du personnage. Elle tient presque du personnage digne d'une tragédie grecque, solide quand elle prend la tempête.
L'une des plus grande qualités du roman est sans aucun doute sa subtilité, appliquée partout et pour tout le monde. L'autrice montre que les évènements ne sont jamais manichéens, et que les gens sont capables de bon et de mal de façon presque équitable. Son père adoptif est capable de violence et de tendresse, sa mère est capable d'écoute et de rejet, sa soeur est capable de soutien et d'être son ennemie absolue. Il y a un travail d'analyse dans les personnages qui tient à la psychologie, mais en lieu et place d'une masterclass comme on pourrait le redouter, les notions de sciences humaines sont insufflées comme si elles étaient dignes de sens commun. On se permet d'emprunter l'histoire d'Anna pour faire un travail de réflexion sur sa propre histoire.
Dans cet écrin de problèmes d'adultes, avec toute la gravité et le sérieux que cela sous-entend, le roman trouve cependant sans aucune difficulté des élans qui le ramènent dans la lignée des romans sur le passage à l'âge adulte, et frôle régulièrement avec les plus jolies pages de la romance. Les premiers émois sont décrits avec un réalisme et une tendresse tout à fait uniques. On entend presque le petit coeur inexpérimenté d'Anna s'emballer sans comprendre pourquoi, ou ne pas s'emballer quand la logique l'exigerait. C'est une prise solide sur les émois de la puberté, sur leurs irrégularités, sur leurs incertitudes et sur la facilité avec laquelle les adolescents sont pris au piège des émotions et des sentiments, et de ce grand mystère qu'est la sexualité. Jamais les passages sensuels ne flirtent avec la ligne rouge du vulgaire, parfois en trouvant des tournures merveilleuses de phrases. Il y a des relents de poésie dans le style de Coralie Fuentes, justement dosé.
L'amitié, aussi, est un pilier très fort, avec une représentation pleine de couleurs de l'importance des amis quand on a une vie familiale mouvementée. Une fois encore, loin des clichés du genre, ici, il y a un esprit de soutien entre les adolescents sans que jamais on ne tombe dans les disputes gratuites, ou les chamailleries sans vrai fond. Les liens de long terme que tisse Anna sont solides, et elle trouve en eux une famille de coeur.
De façon générale, c'est un roman qui prend son lecteur par la main, la sert très fort, et refuse tout net de la relâcher jusqu'à la dernière ligne, et la conclusion de vie qui va avec. S'il fallait trouver une touche moins entière et moins forte que le roman l'est en général, on pourrait souligner l'invraisemblance légale qui accompagne la garde à vue-une mineure ne peut être interrogée sans avocat, les raisons d'une garde à vue doivent êtres clairement énoncées avec les charges retenues contre la personne-qui vient troubler le rythme d'un passage très palpitant, mais il persiste aussi un véritable doute sur l'écart entre fiction et réalité, et si Coralie relate un évènement imaginé qui manque un petit peu de réalisme, ou si elle l'a vécu et dans ce cas-là, c'est une peinture au vitriol de violences policières dans leur état le plus basique.
Pour conclure, et parce que le roman est si riche qu'il y aurait encore tant à en dire, ce brillant morceau de vie d'une jeune fille bien dans son siècle est à mettre dans les mains de toutes les autres jeunes filles du siècle, qui ont besoin de se rendre compte que même si les secrets de famille persistent, même si la vie est violemment imparfaite, même si les amours sont compliquées, il subsiste un formidable espoir au travers des mots puissants de Coralie Fuentes. Anna est sans conteste un modèle pour la jeunesse, et un guide dans le brouillard. Elle est une forme de preuve irréfutable que même dans l'obscurité, on peut laisser ses blessures derrière pour se construire comme on l'entend. Et si ce n'est pas un thème urgent à aborder au XIXeme siècle, alors rien ne l'est. Coralie Fuentes offre ici un vrai trésor littéraire.
⭐ Les notes en détail
Anna est une héroïne forte, puissante, profondément imparfaite mais toujours droite dans ses bottes, et surtout, elle sort de tous les sentiers battus et a une vie qui déborde des lignes du roman. L'entourage familial, les amis, les ennemis aussi de la jeune femme sont tout aussi bien captés, et restitués au lecteur. Les qualités et les défauts de tous sont vibrants, l'autrice n'a pas peur du paradoxe, ou des nuances parfois profondes. C'est vif, fort, réaliste et fin.
La façon dont l'autrice prend le lecteur par la main et l'entraîne là où elle a besoin de l'emmener est claire, nette, agréable. On perçoit tout à fait les émotions d'Anna, et on passe de jolis moments de romance a des instants lourds et oppressants, de passages de frustration quant à la façon dont elle est traitée à des moments de joie quand elle reçoit enfin ce qu'elle mérite. C'est un camaïeu d'émotions et de couleurs sentimentales.
Le style de l'autrice est très fluide, imagé, teinté de poésie et de tournures de phrases qui brillent par une vraie originalité. Les champs lexicaux sont développés, voire très recherchés et créatifs. Les descriptions ne sont jamais lourdes et sont multi-sensorielles, et les dialogues sont forts et utiles. Les passages en flashback et/ou en double narration sont bien différenciés, et le tout fonctionne très bien.
L'intrigue est maîtrisée. Coralie Fuentes croque toute une tranche de la vie d'Anna, sur une grosse décennie, et tous les éléments sont parfaitement imbriqués les uns dans les autres. L'autrice se concentre sur le coeur des évènements qui vont faire d'Anna qui elle est, sans jamais s'appesantir sur des éléments qui viendraient ralentir le roman.
De très belles descriptions, une analyse fine, une parfaite maîtrise des personnages, une vraie ligne directrice et plusieurs sous-intrigues donnent au roman une vraie dimension immersive proche du film, avec images intenses, rebondissements dramatiques, et une vraie fin ronde et forte. Petit regret cependant quant à l'histoire de Marine qu'on approche sans jamais pouvoir vraiment la saisir pleinement. Une suite, peut-être ?
Malgré les petits éléments légaux qui manquent un peu de crédibilité, tout est extrêmement réaliste et cohérent, solidement ancré dans un contexte très bien construit. Les touches de psychologie, les émotions, les descriptions, tout fonctionne parfaitement, et chaque ligne narrative a un début strict, un parcours de vie, une fin.
C'est un bonheur à lire. On palpite, on vibre, on a peur, on tremble, on a mal pour Anna et pour les choses qu'elle traverse. Le style est fluide, parfaitement maîtrisé, le roman est dense sans jamais être ennuyant, et parfois, on verse une larme pour elle. Tout petit regret quant aux contours flous sur le point du réalisme légal du passage en garde à vue qui est pourtant si intense. Mais ce n'est qu'un passage court dans un ensemble passionnant.
Publié le 1 septembre 2023